Dans un précédent entretien, Patrice Schmitt a souligné l’importance, pour un dirigeant, de se faire accompagner par un psychologue.
Pourquoi ? Quelle est la nature des problèmes psychologiques auxquels le dirigeant est confronté ? Questions posées à Thierry Morisseau, consultant et thérapeute des entreprises, fondateur du cabinet Ezalen.
Comment en êtes-vous arrivé à travailler pour des entreprises ?
J’ai longtemps exercé comme thérapeute et psychanalyste, mais, au fil du temps, la pratique conventionnelle m’a pesé. Je ne voulais pas rester exclusivement dans ce lieu « occulte ». Je souhaitais m’impliquer socialement. Le monde se transforme ; il faut s’adapter et participer au changement.
Je me suis associé avec un praticien du conseil, un spécialiste de la stratégie et de l’efficacité opérationnelle des organisations. Il m’a apporté sa connaissance de l’entreprise et les techniques métier du conseil. Je m’occupe de l’humain, lui de l’organisation. C’est la force et la complémentarité de notre cabinet, Ezalen.
En dix ans, nous avons investi de nombreux champs professionnels : des lieux confessionnels, la grande entreprise privée, l’économie sociale et solidaire, les administrations publiques, les start-up…. Nous avons ainsi acquis une certaine connaissance de ce qui se passe dans notre société !
Le dirigeant de PME fait-il face à une situation nouvelle ?
Oui, il y a effectivement une situation nouvelle. Elle n’est pas propre aux PME. Dans les grandes entreprises, il y a aussi des crises violentes, des burn-out, des conflits… qui créent de gros dommages. Mais il y a de grosses structures qui isolent le dirigeant. Dans les PME, c’est différent : le dirigeant a le sentiment d’être responsable de tout, et ce quel que soit son âge.
D’où vient ce changement ? Notre modèle de management n’est plus adapté. Nous l’avons hérité de l’ancien régime. Il était stable et rassurant. Le dirigeant était au sommet d’une organisation pyramidale. Il exerçait un pouvoir patriarcal. Ce que nous vivons, c’est une invasion de la sphère publique par la sphère privée. Avec l’arrivée du monde numérique, les gens ont un ordinateur dans la poche qui les relie à l’extérieur. Avant, l’espace du travail était séparé de l’espace privé ; désormais, on y parle aussi bien de politique que de la naissance de ses enfants ou de son divorce. Les collaborateurs s’attendent inconsciemment à ce que le dirigeant soit un bon père qui les protège, quitte à y laisser sa vie.
L’émotionnel prend une telle place, qu’il crée des infirmités au niveau du savoir-faire. Il fait oublier les qualités professionnelles. Il met en péril le savoir-faire, et donc l’organisation. Tout le monde se met à la place de l’autre, tout le monde donne son avis. Cela finit par occuper toute la place. Et, par ricochet, il n’y en a plus pour l’entreprise (en tout cas plus assez).
Cela explique aussi pourquoi les recrutements échouent si souvent, ce qui coûte très cher. On recrute des gens qui font rêver. On donne trop d’importance au diplôme, on ne prend pas en compte ce qu’ils doivent faire ou leur articulation avec la communauté.
Par quel bout prendre le problème ?
Chaque entreprise est unique. Il faut adapter la solution à ceux qui la composent. C’est un « switch » très délicat à réussir. Ce qui compte avant tout, c’est de remettre les choses à leur place.
Il faut rappeler qu’une entreprise doit être une « mécanique ». On ne peut pas demander à une « mécanique » de résoudre des problèmes humains. Il y a une question de limites à poser. Il faut retrouver une distance entre privé et travail. Pour autant, il ne faut pas chasser toute émotion, puisque sans engagement, il n’y a pas d’entreprise.
Il faut mettre les gens devant des réalités concrètes, pour qu’ils prennent conscience de la situation. Il faut qu’ils disent eux-mêmes que cette confusion est le cancer de l’entreprise. Qu’ils expriment ce qui ne va pas dans cette invasion d’éléments extérieurs. Il faut qu’ils allègent leur vie professionnelle, qu’ils lui redonnent de l’amplitude.
Quand une personne est déstabilisée, il faut s’en occuper. Mais qui doit le faire ? Ce n’est pas au dirigeant de résoudre les problèmes émotionnels. Il faut au contraire le protéger en les déplaçant sur l’organisation. Il ne faut pas confondre les espaces. Sans quoi on va dépenser une énergie incroyable, qui va empêcher ou freiner le développement de l’entreprise. Ma technique consiste à ramener l’émotionnel à de la « mécanique ».
Autre sujet important : l’autorité. Le modèle ancien ne va plus. Mais l’autorité est nécessaire, et elle doit être exercée par un représentant. Il faut chercher la solution qui convient à l’entreprise.
Finalement, la relation est essentielle. La relation entre le dirigeant et les collaborateurs, mais aussi les relations entre collaborateurs. Tout est une question « d’articulation ». Il faut regarder les modes de fonctionnement, les modes de relation, les interactions et procéder à des ajustements pour que tout le monde soit à la bonne place. C’est une de mes principales missions et l’un de nos grands savoir-faire au sein d’Ezalen.
Pourriez-vous donner un exemple d’intervention ?
Le dirigeant d’une entreprise de 25 personnes m’a appelé parce que son responsable de la communication avait été tué dans un attentat. Ses collaborateurs étaient traumatisés. Or, une entreprise ne peut pas s’arrêter. En outre, il était soucieux que la nouvelle responsable de la communication ne rencontre pas un milieu hostile.
J’ai travaillé avec tout le monde, en individuel et en collectif. Il s’est révélé qu’un mythe était en train de naître qui empêchait les collaborateurs de se reconstruire.
Lorsque j’ai présenté mes conclusions à l’équipe, j’ai dessiné une forme humaine. Je leur ai dit que c’était l’entreprise. Ils pensaient avoir perdu un élément vital. Mais c’était le projet collectif, pour lequel ils étaient tous là, qui l’était.
L’intervenant extérieur est un facilitateur de l’expression de ce qui est « retenu », parce qu’inconscient ou parce que personne n’ose dire.
Un avis sur « On ne doit pas demander à une entreprise de résoudre des problèmes humains »