Après une première vie d’ingénieur chez Vinci, Antoine Roullier a été banquier d’affaires notamment chez Natexis. Il connaît bien la PME et, en outre, c’est un spécialiste de l’entreprise familiale. Quels enseignements retire-t-il de son expérience ? Quels conseils a-t-il à donner au dirigeant de PME ?
Le dirigeant de PME et la finance, qu’en pensez-vous ?
Le dirigeant n’a le plus souvent qu’une vision partielle ou orientée de la finance et de ses acteurs.
Le dirigeant confie sa comptabilité à un comptable. Il lui fait confiance. Un bon dirigeant est un très bon gestionnaire. Il maîtrise les prix, il sait obtenir des subventions, etc. Ce qu’il maîtrise moins, c’est la gestion du haut de bilan : la dette, les fonds propres, la trésorerie, les investissements.
Y a-t-il des problèmes récurrents qui se posent aux dirigeants de PME ?
Qu’une entreprise fasse un million ou un milliard de chiffre d’affaires, les problèmes sont les mêmes. Ou tout au moins ont la même source : le décalage entre les objectifs des actionnaires, du management de l’entreprise et de son environnement.
A l’instar de la tectonique des plaques, l’accumulation des tensions se résout par des séismes destructeurs.
Moyens de financement. Presque toujours, le dirigeant ne considère qu’un moyen de financement, généralement un emprunt auprès d’une banque. Cela est souvent difficile, voire impossible. Ne serait-ce que parce que les dirigeants et les banquiers ont des logiques différentes et ne parlent pas le même langage.
Or, il existe de multiples façons de trouver des fonds, par exemple en mobilisant les factures clients, en vendant de l’immobilier, etc. Il faut les combiner. Quand on le fait correctement, on constate que le banquier qui, initialement, ne voulait pas prêter, est maintenant prêt à le faire.
Par ailleurs, il faut générer une alternative, un « plan B ». Pour chaque investissement, il faut trouver une autre façon de faire qui donne des résultats que l’on peut évaluer.
Trésorerie. La dimension « cash flow », trésorerie, n’entre pas dans les processus de décision du dirigeant. D’où de nombreux problèmes, et une croissance anémiée. Par exemple, l’entreprise peut se trouver, par manque de trésorerie, en situation difficile, et parfois en faillite. Au minimum, elle est incapable de saisir les occasions qui se présentent à elle, ou qu’elle a créées.
Quels conseils donnez-vous aux dirigeants de PME ?
Anticiper. Sur le long terme, il faut faire des plans de financement, à 3 ou 5 ans. C’est à dire regarder comment évoluent les affaires de l’entreprise, et quel est l’impact de cette évolution sur la trésorerie de l’entreprise. Par exemple, une activité qui augmente produit besoin d’investissement et impôts, ce qui assèche la trésorerie.
A court terme, il faut faire des business plans pour chaque investissement. Par exemple, pour l’achat d’une machine : que me coûte-t-elle, que me rapporte-t-elle, quel va être l’impact sur ma trésorerie ?
Un exemple d’un comportement typique. Souvent, les dirigeants attendent le dernier moment pour remplacer une machine. Résultat: ils commencent par perdre de l’argent, parce que la machine n’est pas performante. Et, quand la panne finale survient, ils n’ont plus les moyens pour la remplacer. Ou, plus simplement, le directeur technique qui savait la remettre en fonctionnement, est en arrêt de maladie.
Ils feraient mieux de la remplacer plus tôt. Ils devraient faire des études de cash flow, pour comparer le scénario maintien de l’ancienne machine et le scénario de renouvellement.
Prévoir le changement. La réussite d’une entreprise est une combinaison de facteurs, un équilibre de forces. A la création de l’entreprise, le dirigeant est la bonne personne au bon moment. Puis les conditions changent. L’environnement concurrentiel se modifie, les aspirations et les besoins, notamment financiers (du dirigeant aussi), l’entreprise grandit, les membres de sa famille entrent dans l’entreprise, etc. Il n’y a plus d’alignement entre les intérêts des actionnaires, ceux de l’entreprise, et les règles du jeu de l’environnement concurrentiel. Malheureusement, il est rare que le dirigeant s’en rende compte.
S’il veut éviter une crise, il doit, régulièrement, faire un travail de réalignement.
De l’émotionnel au rationnel. Les aspects psychologiques jouent un rôle capital dans la pérennisation d’une entreprise. Mais, ils sont cachés. L’irrationnel est à la fois bon et mauvais.
Dans le bon irrationnel, il y a les principaux actifs, immatériels ou non, de la société. Il y a le coup de main de l’entreprise. Sa façon de faire unique. Mais aussi ses valeurs. Le fondateur est le garant des valeurs de la société. S’il part sans les avoir transmises, l’entreprise périclite. Autres actifs ignorés : la structure de l’entreprise et son relationnel. C’est ce qui lui permet de lancer de nouveaux projets, ou de trouver des financements. L’entreprise qui se lance ne les possède pas.
Quand au mauvais irrationnel, c’est la menace qui plane sur l’entreprise. Et c’est la source du stress et de l’inefficacité quotidiens. Il enferme le dirigeant dans un cercle vicieux, qui rend ses efforts contre-productifs. Comment cela se manifeste-t-il ? De beaucoup de façons. Le dirigeant pilote à vue, en cherchant, de manière opportuniste, des clients. Ou encore, il décide selon des euristiques sans fondement, par exemple « un investissement doit se rembourser en deux ans ». Il est gouverné par ses sentiments et ses émotions. Il considère ceux de ses enfants qui travaillent avec lui comme des enfants, ou il fait pour eux ce qu’il aurait voulu qu’on fasse pour lui, alors qu’ils ne lui ressemblent pas. Ou encore, il donne des responsabilités à des personnes incompétentes, parce qu’il leur fait confiance. Ou encore, il fait des investissements au « coup de cœur », sans prendre en compte tous les aspects de la question. Quand les choses tournent mal, il s’entête, au lieu de remettre en cause froidement sa décision. Enfin, il confond les intérêts de la société avec les siens.
A cela, il faut ajouter que l’entreprise passe par des phases. Chacune à risques. La première phase est celle du lancement. Le risque est que l’entrepreneur se fige dans ses certitudes, et ne parvienne plus à évoluer, puis à préparer sa succession. Ensuite, en phase deux, plusieurs membres de sa famille ont rejoint l’entreprise. Le danger est la querelle familiale. A la troisième génération, si rien n’est fait, les héritiers perdent le contact avec la réalité entrepreneuriale.
En fait, le dirigeant ne comprend pas ce qui a fait son succès. Il a tiré des leçons erronées du passé. Ce succès est de l’ordre de l’irrationnel, de l’intuition. Par exemple, il sait découper les tôles comme personne. Seulement, il n’applique plus cette intuition aux bons sujets. Lorsqu’il veut s’occuper personnellement du découpage de tôles de l’entreprise de 250 personnes qu’il vient d’acheter, mais pas de sa gestion, il fait faillite. Les crises existentielles des entreprises ont pour origine, quasi systématiquement, des questions psychologiques. Ce qui est honteux à dire. Si bien que l’on invente des explications qui égarent ceux qui veulent aider l’entreprise.
Comment rendre le « modèle économique » robuste et durable ?
C’est l’élimination de ce « mauvais rationnel », qui fait qu’une entreprise est durable.
Un modèle économique rationnel, mais qui n’étouffe pas les forces tacites de la société, permet au dirigeant de ne faire que ce qui l’intéresse, de n’intervenir que là où son talent est un atout. Presque toujours, ce modèle se prête à une croissance naturelle.
Pour commencer, le dirigeant doit comprendre ce qui fait la force de son entreprise. Ce qui fait qu’elle ne ressemble pas à une autre. Par exemple, il a un savoir faire qui lui permet de mettre de l’or sur du plastic. Ensuite, il doit se demander quelles sont les applications possibles de ce savoir-faire, en dehors de ce qu’il fait déjà, et comment en tirer un projet qui le motive. Finalement, il s’agit de créer la structure de management qui va lui permettre de mener ce projet à bien. Cette structure prendra en charge la fonction financière. Elle sera désormais traitée efficacement.
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